Par delà le bien et le mal
En ce moment dans Paris, des affiches pour le Cabaret Terezin tapissent le métro. Elles me rappellent un documentaire que j'ai vu sur Arte il y a quelques années sur Kurt Gerron. Cet artiste juif allemand, star du cabaret berlinois dans les années 20 qui finit à Terezin, où il crée son Cabaret puis tourne un film qui vante « les bienfaits des camps de concentration » (sic ) avant de lui même mourir gazé à Auschwitz dans les derniers mois de la guerre. Cette vie contrastée et violente posait beaucoup de questions. Comment peut-on être un juif persécuté, et être du côté d’Hitler et de ses bourreaux ? Un monstre, Kurt Gerron ? Sans doute. Mais un monstre de quoi ?
Kurt Gerron est un des personnages marquants du Cabaret berlinois alors à son apogée. Imposant acteur juif allemand au physique ingrat, gros et plutôt antipathique, il est connu non seulement pour ses numéros grinçants et ses chansons insolentes, mais aussi pour avoir créé Mack the Knife dans l’«Opéra de quat’sous » de Kurt Weill et Brecht, pour avoir joué avec Marlene Dietrich dans « L’Ange bleu » de Sternberg, et dans « Le journal d’une fille perdue » de Pabst aux côtés de la divine Louise Brooks. Non content de prêter sa tronche et sa corpulence à ces personnages veules, il réalise des films, et tourne même en France, « Incognito » sur la Riviera en 1933 avec Pierre Brasseur et Renée Saint Cyr. Un fou de travail. Son œuvre, c’est sa vie. Hitler et les nazis arrivent au pouvoir, les acteurs juifs allemands sont interdits d’espace public, le Cabaret, haut lieu de débauches sexuelles et de contestation communiste, est, en quelques années, réduit en cendres. Celles de ses acteurs, directeurs, décorateurs, musiciens et fantaisistes, qui finissent dans les fours de Dachau et d’Auschwitz, après être parfois passés par Térézin. Un camp de concentration où les nazis parquent l’intelligentsia juive d’Europe de l’Est, avant de les exterminer à Auschwitz. Kurt Gerron essaye de rester à Berlin jusqu’au bout, refusant le billet que Marlene et Peter Lorre, déjà réfugiés à Hollywood, lui envoient, sous prétexte qu’il ne voyage qu’en première, puis se réfugie en Hollande, avec de nombreux camarades du Cabaret, avant que les nazis l’arrêtent et le déportent finalement à Terezin.
Quand il arrive, il y est fêté et reconnu comme l’artiste populaire et aimé qu’il est. Imaginons Fernandel débarquant, et l’on aura une idée de l’enthousiasme que suscite son arrivée. A Terezin, la vie est atroce, sept mille personnes essayant de survivre dans un état de misère et de malnutrition indescriptibles. Mais les enfants vont aux cours que leur donnent les professeurs, les musiciens se fabriquent des instruments et certains répètent pendant des mois le Requiem de Verdi*, juste avant d’être envoyés dans les chambres à gaz. Il y a même un Cabaret, le Karroussel. Celui de Gerron. Fait avec les planches de la synagogue du village voisin que les allemands ont détruite ; on y rit tous les jours. Aux larmes. Des larmes devant ces artistes géniaux, les plus grands artistes de cabaret ayant jamais existé. Des larmes de savoir la mort proche, peut-être pour le lendemain. Des larmes de voir le sacré servir de décor aux blagues crues et parfois salaces. Le fameux humour juif donnait là toute sa mesure et sa dimension tragique. Dans cet univers où les vivants ne le sont plus pour longtemps, où le désespoir côtoie l’héroïsme, où la vie continue malgré l’horreur, les humiliations et le déni d’humanité, Kurt Gerron est le roi de la fête. Pour lui, survivre, ça n’est pas seulement manger. C’est aussi, et peut être surtout, faire son métier de clown, se faire applaudir, faire rire, organiser ces spectacles qui réunissent les bourreaux et les victimes: les allemands friands de musique et de rigolade et les juifs persécutés au bord du gouffre.
Après le passage "réussi" de Maurice Rossel** de la Croix Rouge à Terezin, Hitler décide de faire réaliser un film de propagande sur les camps, qui montre ceux-ci comme des lieux de vacances avec des prisonniers heureux et trop chanceux. C'est à Kurt Gerron qu'on confie la réalisation de « Hitler donne une ville aux juifs », un concentré de cynisme. Les enfants auxquels on donne des tartines les dévorent bien avant le clap de départ, on doit assouvir leur faim avant de pouvoir les montrer souriants face caméra et Kurt Gerron fait le pitre hors champ pour les faire rire et donner cette (fausse) image de bonheur. Il réalise ces images lumineuses pleines d’enfants joyeux, de soleil et de campagne alors que le III ème Reich agonise. Chacune des personnes filmée est emmenée le lendemain à Auschwitz pour y être assassinée. Comme Kurt Gerron lui-même peu de temps avant la fin de la guerre. Ce film impossible reste inachevé.
L'histoire de ce personnage m'a fascinée. Evidemment, c'est le portrait d'un monstre. Mais c'est surtout le portrait d'un artiste. Comment un artiste juif peut-il aller si loin dans la collaboration? Comment peut il aller jusqu'à mettre en scène un tel mensonge? J'ai pensé à Mephisto de Klaus Mann, lui aussi capable des plus viles collaborations pour continuer à "faire l'artiste".
Kurt Gerron est monstrueux parce qu’il voulait, il devait créer quoi qu’il arrive. A n’importe quel prix. Même celui de sa dignité. Parce que l’art quoi qu'on en pense, existe par delà le bien et le mal. Parce que ça n'est pas avec des grandes idées qu'on fait des grandes oeuvres. Parce que quand on est artiste, créer est un besoin vital. Existentiel. Et la pire chose qu'on puisse faire à un artiste c'est l'empêcher de créer. Son art c'était le Cabaret? Jusqu'au bout, il serait le Roi du Cabaret. Le monde pouvait bien s'écrouler autour de lui.
*"Le Requiem de Terezin" de Josef Bor
** "Un vivant qui passe" de Claude Lanzmann
Les artistes ne créent pas seulement des oeuvres : ils créent leur propre vie. Et grâce à eux, nous construisons la nôtre ! Ainsi va l'énergie au-dela des contingences politiques et des considérations morales.
RépondreSupprimerl'artiste qui insiste, persiste, la création en abomination, il se damne,vend son âme, plutôt que d'écouter le silence de sa propre déchéance! frederique dhenein
RépondreSupprimer