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dimanche 18 avril 2010

L'HUITRE ET LA PERLE

Il y a quelques années, je suis tombée sur une interview d'Isabelle Huppert, et j'y ai lu: "On aime là où on souffre". Cette phrase m'a marquée. Par sa justesse. Par sa profondeur. Comme quoi, on ne fait pas des années d'analyse lacanienne impunément!


Isabelle Huppert est une des comédiennes qui parle le plus intelligemment du paradoxe du comédien, que Diderot avait déjà exploré en son temps. Elle dit avoir le sentiment de disparaître au profit des personnages. Plus elle se montre, plus elle serait invisible. C'est le principe de la lettre volée d'Edgar Allan Poe*: pour disparaître, il suffit au comédien de changer d'enveloppe. "My name si nobody" No body. Mon nom est personne. Mon nom est "pas de corps". Lacanien en diable! Mon corps appartient aux personnages. Puisque je les incarne, je leur donne chair. La mienne. Il n'est d'ailleurs pas rare que les acteurs se définissent souvent comme des ectoplasmes quand ils sont entre deux rôles.


"On aime là où on souffre" Si c'est vrai que c'est effectivement là où le bat blesse, là où il y a du manque, des failles qu'il y a de la place pour l'Autre, donc pour l'amour, il m'apparaît de plus en plus évident que c'est également là où on souffre que l'on crée. Telle l'huitre perlière de base qui dépose sa nacre, couche après couche autour du grain de sable intrus, l'artiste crée pour réparer. Le grain de sable agressant l'huitre, enrayant sa machine, l'oblige à se défendre, et à fabriquer une perle. Son oeuvre d'art. Comme les gens heureux n'ont pas d'histoire, les huitres heureuses n'ont pas de perle. Je reviens encore et toujours à cette citation limpide d'Annette Messager: "Être une artiste signifie guérir continuellement ses propres blessures, et en même temps les exposer sans cesse." C'est bien autour de la blessure que l'artiste tisse sa toile, crée son univers, élabore sa pensée.


Quand on écrit, on sait bien qu'on le fait autour de points douloureux, que l'on a du mal à résoudre dans "la vraie vie". Ce qui donne une idée de l'état de souffrance dans lequel était ce cher Marcel Proust! Souffrance amoureuse, mais aussi sociale. Un regard aussi précis, mettant à nu les mécanismes des rapports humains et amoureux avec autant d'acuité ne pouvait qu'engendrer de la douleur. Le seul moyen de la transformer, la création.


Pourquoi le "sujet" numéro un des créateurs est il l'amour? Toujours? Sans doute justement parce que c'est LA question insoluble par définition. Le sujet dont on ne fait jamais le tour. Et au fait, c'est quoi l'amour?

Les artistes polyvalents auraient ils plus de points de souffrance que les autres? Ou juste plus d'outils? Peut être les deux, mon général!


Quoi qu'il en soit, c'est bien là où l'on souffre que ça se passe.

Là où l'on souffre qu'il est nécessaire, voire vital d'élaborer un pensée ou une oeuvre d'art.

Là où l'on souffre qu'on a une chance de toucher les autres.

Là où l'on souffre. Là où l'on doute.

Les plus belles cathédrales ont été construites pour célébrer l'invisible…

Et moi? J'enfile des perles...



* La lettre volée", la nouvelle d'Edgar Poe a été étudiée et analysée par Marie Bonaparte, puis Lacan. L'histoire est fascinante. Pour cacher une lettre qu'il a dérobé, un homme la change d'enveloppe et la pose en évidence sur la cheminée de son bureau. Elle y est tellement visible, qu'elle en devient invisible. "Elle trône invisible au centre de l'espace" dit Henri Justin. Comme l'acteur trône invisible au milieu des rôles qu'il incarne…


6 commentaires:

  1. C'est passionnant et si juste.
    Merci !

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  2. De belles perles en belles perles, on chemine vers un beau collier ; expression artistique de joaillerie certes, mais artistique tout de même...
    Merci pour ce beau et touchant billet Caroline.

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  3. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  4. Très beau texte superbement bien écrit !

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  5. Bravo : tu mets dans le mille, dans le mal.

    Gilles Ch.

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  6. Bravo, je ne résiste pas à l'occasion de mettre aussi une pensée retrouvée ce matin :
    "Seuls les fêlés laissent passer la lumière !"

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